Il ne pleut pas, mais tout est mouillé, suintant, lavé, naufragé, et la lumière blafarde a l'air
de couler
On distingue de longs fossés en lacis¹ où le résidu de nuit s'accumule. C'est la tranchée. Le
fond en est tapissé d'une couche visqueuse d'où le pied se décolle à chaque pas avec bruit,
et qui sent mauvais autour de chaque abri, à cause de l'urine de la nuit. Les trous eux-
mêmes, si on s'y penche en passant, puent aussi, comme des bouches.
Je vois des ombres émerger de ces puits latéraux, et se mouvoir, masses énormes et
difformes: des espèces d'ours qui pataugent et grognent. C'est nous.
Nous sommes emmitouflés à la manière des populations arctiques. Lainages, couvertures,
toiles à sac, nous empaquettent, nous surmontent, nous arrondissent étrangement.
Quelques-uns s'étirent, vomissent des bâillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou
livides, avec des salissures qui les balafrent, trouées par les veilleuses d'yeux brouillés et
collés au bord, embroussaillées de barbes non taillées ou encrassées de poils non rasés.
Tac! Tac! Pan ! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous, partout, ça crépite
ou ça roule, par longues rafales ou par coups séparés. Le sombre et flamboyant orage ne
cesse jamais jamais. Depuis plus de quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du
monde où nous sommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrêtés du matin au
soir et du soir au matin. (On est enterré au fond d'un éternel champ de bataille; mais comme
le tic-tac des horloges de nos maisons, aux temps d'autrefois, dans le passé quasi
légendaire, on n'entend que cela lorsqu'on écoute.
Une face de poupard, aux paupières bouffies, aux pommettes si carminées qu'on dirait
qu'on y a collé de petits losanges de papier rouge, sort de terre, ouvre un ceil, les deux, c'est
Paradis. La peau de ses grosses joues est striée par la trace des plis de la toile de tente
dans laquelle il a dormi la tête enveloppée.
Il promène les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, me fait signe et me dit :
- Encore une nuit de passée, mon pauv' vieux.
- Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore ?
Il lève au ciel ses deux bras boulus2. Il s'est extrait, à grand frottement, de l'escalier de la
guitoune, et le voilà à côté de moi. Après avoir trébuché sur le tas obscur d'un bonhomme
assis par terre, dans la pénombre, et qui se gratte énergiquement avec des soupirs rauques,
Paradis s'éloigne, clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le décor diluvien.
1. En lacis: entrelacés
2. Boulus: arrondis
Comment témoigner de la vie quotidienne dans les tranchées ?
1) « Les poilus». Relevez des éléments du texte qui expliquent cette appellation.
2) Relevez des éléments du texte en lien avec la vue, l'ouïe, l'odorat et le toucher. Pourquoi le narrateur fait-il
appel à ces différents sens dans son témoignage ?
3) Citez quelques verbes au présent de l'INDICATIF. Donnez au moins deux valeurs du présent dans ce texte.
4) Quelle est la nature des mots « Tac! Tac! Pan! » ? Quel effet ces mots produisent-ils sur le lecteur ?
5) Dans la description que fait le narrateur des poilus, quels sont les éléments qui retiennent le plus votre
attention? Justifiez votre réponse en citant précisément le texte.
6) Par quels termes le narrateur et Paradis s'adressent-ils la parole ? Quelle relation semble-t-il exister entre
eux ? Développez.
7) Montrez que le quotidien des soldats dans les tranchées est un enfer sans fin. Appuyez-vous sur des
exemples précis. (Attention, dans « enfer sans fin »>, vous avez deux points à développer: « enfer» et « sans
fin».)