Chapitre 1 Trois mouvements culturels
26
10
texte 7
Montaigne
1533-1592
15
Essais (1580-1595)
20
Dans ce passage extrait des dernières pages du troisième livre des Essais
(«
recherche de la grandeur au profit du simple bonheur de vivre.
Quand je danse, je danse; quand je dors, je dors; et même quand je me promène solitaire-
ment en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des choses étrangères¹ quelque
partie du temps, quelque autre partie du temps je les ramène à la promenade, au verger, à la
douceur de cette solitude, et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions
qu'elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent très agréables aussi; et elle nous y
convie non seulement par la raison, mais aussi par le désir; c'est injustice de corrompre ses
règles.
Quand je vois et César, et Alexandre, au plus épais de sa grande besogne, jouir si pleine-
ment des plaisirs naturels et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâ-
cher son âme, je dis que c'est la raidir, soumettant par vigueur de cœur à la pratique de la vie
ordinaire ces violentes occupations et laborieuses2 pensées; sages, s'ils avaient cru que c'était
là leur occupation ordinaire, celle-ci³ l'extraordinaire.
Nous sommes de grands fous: «Il a passé sa vie en oisiveté », disons-nous: «
d'aujourd'hui. » Quoi! n'avez-vous pas vécu? c'est non seulement la fondamentale, mais la plus
illustre de vos occupations. «Si l'on m'avait mis à même [de m'occuper] des affaires impor-
tantes, j'aurais montré ce que je savais faire.»> Avez-vous su méditer et prendre en main votre
vie? vous avez fait la plus grande besogne de toutes.
Pour se montrer et se mettre en oeuvre, nature n'a que faire de fortune*; elle se montre éga-
lement à tous les étages, et derrière un rideau comme sans rideau. Composer nos mœurs est
notre devoir, non pas composer des livres, et gagner, non pas des batailles et provinces, mais
l'ordre et tranquillité pour notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d'oeuvre, c'est vivre à
propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont que de petits appendices et
des accessoires [...]. C'est le fait des petites âmes, ensevelies du poids des affaires, que de ne
pas savoir s'en détacher complètement, de ne pas savoir et les laisser et les reprendre.
Michel Eyquem de Montaigne, Essais, Livre III, chapitre 13, orthographe modernisée.
Notes | 1. De réflexions sans rapport avec la promenade.
2. Qui coûtent beaucoup d'efforts.
3. C'est-à-dire l'activité relative aux conquêtes.
4. Situation sociale.
5. Sous-entendu, de la société.
OBSERVATION ET ANALYSE
1. Quelle est la phrase qui constitue selon vous la clé
du propos de Montaigne dans ce passage?
2. A partir de l'étude de l'énonciation, montrez
comment le texte passe de l'expérience
personnelle à une réflexion plus générale.
3. Quel exemple aborde Montaigne dans le
deuxième paragraphe? Expliquez ce choix.
Balenie
4. Relevez le champ lexical de la nature et étudiez
son rôle dans la réflexion ici entreprise. Quelle
conception de la nature Montaigne donne-t-il?
5. Montaigne adopte dans ses Essais un style qui va
«à sauts et à gambades». En quoi cette formule
reflète-t-elle à la fois l'écriture de ce passage
et la pensée qui y est développée?
6. Observez notamment la construction de la
première phrase. Quelle relation pouvez-vous
établir avec son sens?
VERS LE BAC
Dissertation
Pensez-vous que les textes littéraires, et notamment
ceux que vous avez étudiés dans cette séquence
consacrée à l'humanisme, offrent au lecteur, au-delà
des siècles, un miroir dans lequel il peut apprendre
à se connaître ?