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Commentez cet extrait du roman Le Quatrième Mur, de Sorj Chalandon.
Metteur en scène, Georges (le narrateur) se rend en 1982 à Beyrouth, capitale du Liban alors en pleine guerre', pour monter la
pièce Antigone de Anouilh. La troupe réunira des acteurs de toutes confessions et de tous bords politiques. Dans cet extrait,
Georges se trouve dans un taxi conduit par son ami Marwan. Un char d'assaut syrien les met en joue. Marwan court se cacher dans
un garage proche, Georges le suit, mais Marwan ressort pour aller chercher les clés du taxi...
Je suis tombé comme on meurt, sur le ventre, front écrasé, nuque plaquée au sol par une gifle de feu.
Dedans et dehors, les pieds sur le talus, les mains sur le ciment. Mon corps était sidéré. Une lumière poudrée
déchirait le béton. Je me suis relevé. La fumée lourde, la poussière grise. Je suffoquais. J'avais du sable en gorge,
la lèvre ouverte, mes cheveux fumaient. J'étais aveugle. Des paillettes argent lacéraient mes paupières. L'obus
avait frappé, il n'avait pas encore parlé. La foudre après l'éclair, un acier déchiré. Odeur de poudre, d'huile chaude,
de métal brûlé. Je me suis jeté dans la fosse au moment du fracas. Mon ventre entier est remonté dans ma gorge.
J'ai vomi. Un flot de bile et des morceaux de moi. J'ai hurlé ma peur. Poings fermés, oreilles sanglantes, recouvert
par la terre salée et l'ombre grasse.
Le blindé faisait mouvement. Il grinçait vers le garage. Je ne le voyais pas, j'entendais sa force. Le canon
hésitait. Droite, gauche, mécanique enrouée. L'étui d'obus avait été éjecté. Choc du métal creux en écho sur la
route. Silence.
-C'est un T55 soviétique, un vieux pépère.
J'ai sursauté. Voix de rocaille, mauvais anglais. Un homme âgé était couché sur le dos, dans le trou, à côté
de moi dans la pénombre. Je ne l'avais pas remarqué.
-Baisse la tête, il va remettre ça.
Keffieh', barbe blanche, cigarette entre deux doigts, il fumait. Malgré le char, le danger, la fin de notre
monde, il fumait bouche entrouverte, laissant le nuage paisible errer sur ses lèvres.
-C'est confortable?
Il a désigné mon ventre d'un geste. J'écrasais son arme, crosse contre ma cuisse et chargeur enfoncé dans
mon torse. Je m'étais jeté sur un fusil d'assaut pour échapper à un obus. Je n'ai pas bougé. Il a hoché la tête en
souriant. Dehors, le blindé s'est mis en mouvement. Hurlement de moteur malmené.
-Il recule, a soufflé le vieil homme.
L'ombre du tank avait laissé place à la lumière de l'aube et aux herbes calcinées. Il reculait encore. J'ai
attendu le rire des mouettes pour respirer. Je me suis soulevé. Sur un coude, bouche ouverte. J'ai cherché Marwan
dans le tumulte, puis dans le silence. J'ai espéré que mon ami revienne, agitant ses clefs de voiture au-dessus de
sa tête en riant. Chantant qu'il était fou d'être retourné à son taxi. Fou surtout de m'avoir suivi dans cette histoire
idiote. Il allait me prendre dans ses bras de frère, en bénissant le ciel de nous avoir épargnés. J'ai espéré longtemps.
Dehors, des hommes tiraient à l'arme légère. Des cris, des ordres, un vacarme guerrier. Une longue rafale de
mitrailleuse. J'ai roulé sur le côté. Ma jambe saignait par giclées brutales. Le Palestinien a enlevé ma ceinture sans
précaution et m'a fait un garrot à hauteur de la cuisse. J'étais couché sur le dos. La douleur s'invitait à coups de
masse. Il a installé une couverture sous ma tête, me levant légèrement contre le rebord du trou.
Alors j'ai vu Marwan. Ses jambes dépassaient, en travers de la route. Il était retombé sur le dos, vêtements
arrachés par l'explosion, sanglant et nu.
Sorj Chalandon, Le Quatrième Mur, Chapitre 1: «< Tripoli, nord du Liban »>, 2013.


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