Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore pas sur
nous [] Bertrand nous crie d'économiser nos grenades, d'attendre au dernier
moment.
Mais le son de sa voix est emporté. Brusquement, devant nous, sur toute
s la longueur de la descente, de sombres flammes s'élancent en frappant l'air de
détonations épouvantables. En ligne, de gauche à droite, des fusants sortent du
ciel, des explosifs sortent de la terre. C'est un effroyable rideau qui nous sépare
du monde, nous sépare du passé et de l'avenir. On s'arrête, plantés au sol,
stupéfiés par la nuée soudaine qui tonne de toutes parts; puis un effort
10 simultané soulève notre masse et la rejette en avant, très vite. On trébuche, on
se retient les uns aux autres, dans de grands flots de fumée. On voit, avec de
stridents fracas et des cyclones de terre pulvérisée, vers le fond, où nous nous
précipitons pêle-mêle, s'ouvrir des cratères çà et là, à côté les uns des autres, les
uns dans les autres. Puis on ne sait plus où tombent les décharges. Des rafales
15 se déchaînent si monstrueusement retentissantes qu'on se sent annihilés par le
seul bruit de ces averses de tonnerre, de ces grandes étoiles de débris qui se
forment en l'air. On voit, on sent passer près de sa tête des éclats avec leur cri
de fer rouge dans l'eau. À un coup, je lâche mon fusil, tellement le souffle d'une
explosion m'a brûlé les mains. Je le ramasse en chancelant de repars tête baissée
20 dans la tempête à lueurs fauves, dans la pluie écrasante des laves, cinglé par des
jets de poussier et de suie.
Henri Barbusse, Le Feu, éditions Flammarion, 1916.