<< Depuis trois ou quatre cents ans que les habitants de l'Europe inondent les autres parties du monde et publient
sans cesse de nouveaux recueils de voyages et de relations (1), je suis persuadé que nous ne connaissons
d'hommes que les seuls Européens; encore paraît-il aux préjugés ridicules qui ne sont pas éteints, même parmi
les gens de lettres, que chacun ne fait guère sous le nom pompeux d'étude de l'homme, que celle des hommes de
son pays. Les particuliers ont beau aller et venir, il semble que la philosophie ne voyage point, aussi celle de chaque
peuple est-elle peu propre pour un autre. La cause de ceci est manifeste, au moins pour les contrées éloignées. Il
n'y a guère que quatre sortes d'hommes qui fassent des voyages de long cours (2): les marins, les marchands,
les soldats, et les missionnaires. Or on ne doit guère s'attendre que les trois premières classes fournissent de bons
observateurs, et quant à ceux de la quatrième, occupés de la vocation sublime qui les appelle, quand ils ne seraient
pas sujets à des préjugés d'état (3) comme tous les autres, on doit croire qu'ils ne se livreraient pas volontiers à
des recherches qui paraissent de pure curiosité... On n'ouvre pas un livre de voyage où l'on ne trouve des
descriptions de caractères et de mœurs ; mais on est tout étonné d'y voir que ces gens qui ont décrit tant de choses,
n'ont dit que ce que chacun savait déjà, n'ont su apercevoir à l'autre bout du monde que ce qu'il n'eût tenu qu'à eux
de remarquer sans sortir de leur rue, et que ces traits vrais qui distinguent les nations, et qui frappent les yeux faits
pour voir, ont presque toujours échappé aux leurs. De là est venu ce bel adage (4) de morale, si rebattu (5) par la
tourbe philosophesque (6), que les hommes sont partout les mêmes, qu'ayant partout les mêmes passions et les
mêmes vices, il est assez inutile de chercher à caractériser les différents peuples ; ce qui est à peu près aussi bien
raisonner que si l'on disait qu'on ne saurait distinguer Pierre d'avec Jacques, parce qu'ils ont tous deux un nez, une
bouche et des yeux. »>
J.J Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.brjf