Le choix moral est libre, donc imprévisible; l'enfant ne contient pas cet homme qu'il
deviendra; cependant, c'est toujours à partir de ce qu'il a été qu'un homme décide de ce qu'il
veut être : dans le caractère qu'il s'est donné, dans l'univers qui en est le corrélatif, il puise les
motivations de son attitude morale; or, ce caractère, cet univers, l'enfant les a constitués peu à
peu sans en prévoir le développement; il ignorait le visage inquiétant de cette liberté qu'il
exerçait étourdiment, il s'abandonnait avec tranquillité à des caprices, des rires, des larmes, des
colères qui lui semblaient sans lendemain et sans danger et qui cependant laissaient autour de
lui des empreintes ineffaçables. Le drame du choix originel, c'est qu'il opère instant par i instant
pour la vie tout entière, c'est qu'il s'opère sans raison, avant toute raison, c'est que la liberté
n'y est présente que sous la figure de la contingence; cette contingence n'est pas sans rappeler
l'arbitraire de la grâce distribuée par Dieu aux hommes dans la doctrine de Calvin; ici aussi il
y a une sorte de prédestination provenant non d'une tyrannie extérieure, mais de l'opération du
sujet même. Seulement nous pensons qu'un recours de l'homme à lui-même est toujours
possible; il n'est pas de choix si malheureux qu'il ne puisse être sauvé.
Simone de Beauvoir, Pour une morale de l'ambiguïté, Paris, Folio essais, p. 53-54.