Les premiers mouvements naturels de l'homme étant donc de se mesurer avec tout ce qui l'environne, et d'éprouver dans chaque objet qu'il aperçoit toutes les qualités sensibles qui peuvent se rapporter à lui, sa première étude est une sorte de Physique expérimentale relative à sa propre conservation, et dont on le detourne par des études spéculatives avant qu'il ait reconnu sa place ici-bas. Tandis que ses organes délicats et flexibles peuvent s'ajuster aux corps sur lesquels ils doivent agir, tandis que ses sens encore purs sont exempts d'illu- sions, c'est le temps d'exercer les uns et les autres aux fonctions qui leur sont propres, c'est le temps d'apprendre à connaître les rapports sensibles que les choses ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entendement humain y vient par les sens, la première raison de l'homme est une raison sensitive; c'est elle qui sert de base à la raison intellectuelle: nos premiers maîtres de Philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n'est pas nous apprendre à raisonner, c'est nous apprendre à nous servir de la raison d'autrui: c'est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir. Pour exercer un art. il faut commencer par s'en procurer les instruments: et pour pouvoir employer utilement ces instruments, il faut les faire assez solides pour résister à leur usage. Pour apprendre à penser, il faut donc exercer nos membres, nos sens, nos organes, qui sont les instruments de notre intelligence: et pour tirer tout le parti possible de ces instruments, il faut que le corps, qui les fournit, soit robuste et sain. Ainsi, loin que la véritable raison de l'homme se forme indépendamment du corps, c'est la bonne constitution du corps qui rend les opérations de l'esprit faciles et sûres.
Rousseau, Emile, L. II
Question d'interpretation littéraire Comment Rousseau nous fait-il comprendre l'importance de nos sens pour développer notre raison ?