Les gens d'en face, occupés à courir, ne peuvent guère être dangereux avant
leur arrivée à trente mètres.
Nous reconnaissons les visages crispés et les casques: ce sont des
Français. Ils atteignent les débris de barbelés et ont déjà des pertes visibles.
Toute une file est fauchée par la mitrailleuse qui est à côté de nous; puis nous
avons une série d'enrayages et les assaillants se rapprochent.
Je vois l'un d'eux tomber dans un cheval de frise, la figure haute, Le corps
s'affaisse sur lui-même comme un sac, les mains restent croisées comme s'il
voulait prier. Puis, le corps se détache tout entier et il n'y a plus que les mains
coupées par le coup de feu, avec des tronçons de bras, qui restent
accrochées dans les barbelés.
Au moment où nous reculons, trois visages émergent du sol. Sous l'un des
casques apparaît une barbe pointue, toute noire et deux yeux qui sont fixés
sur moi. Je lève la main, mais il m'est impossible de lancer ma grenade dans
la direction de ces étranges yeux. Pendant un instant de folie, toute la bataille
tourbillonne autour de moi et de ces yeux qui, seuls, sont immobilisés, puis en
face de moi, la tête se dresse, je vois une main, un mouvement, et aussitôt
ma grenade vole, vole là-dessus. (...)
Nous sommes devenus des animaux dangereux, nous ne combattons pas,
nous nous défendons contre la destruction. Ce n'est pas contre des humains
que nous lançons nos grenades, car à ce moment-là nous ne sentons qu'une
chose c'est que la mort est là qui nous traque, sous ces mains et ces
casques.
E.M. Remarque, A l'Ouest rien de nouveau (1928), traduction de A. Hella et
O. Bourlac, 2009