LE TEXTE :
Le narrateur passe ses vacances à Royan (en Charente-Maritime) avec sa mère et
son beau-père Michel Fottorino, qui l’a adopté.
Il est d’autant mieux devenu mon père que, de toutes mes forces et de toutes mes
peurs, j’ai voulu devenir son fils. [...]
Cette fois nous nageons. Plutôt je me noie sans m’en apercevoir. J’ai dix ans, nous
sommes à la Pointe Espagnole, en famille un dimanche d’été, baignade non
surveillée. Ma petite planche en bois, le nez dressé pour prendre les vagues, glisse
vers le large. Les courants m’emportent. Je n’entends pas vos cris. Je m’éloigne. Je
n’ai pas la moindre idée du danger. Quand je lutterai pour revenir vers le rivage, ce
sera trop tard.
Je revois très précisément mon père à travers le rideau épais des années. Il s’est
élancé du bord et a plongé comme un javelot, tête la première. Soudain entre la
crête des vagues, il est là. Comment a-t-il fait pour me rejoindre si vite? Il parle
calmement, n’a pas le souffle coupé. Il doit avoir la force de Johnny Weissmuller
dans Tarzan. Pour maman là-bas sur le sable, nous ne sommes que deux petits
points dans un gouffre bleu. Je la vois qui court puis s’effondre, son ventre rond en
avant car il y a François dedans, mon cadeau d’anniversaire pour le mois d’août.
C’est une scène sans paroles, seulement bruitée par la houle. Je devine que maman
pleure, qu’elle nous voit déjà par le fond, papa et moi. Des gens l’entourent. Elle
tient son visage entre ses mains. Mon père, serein, continue de me parler, il
m’invite à bien respirer, à rester tranquille. Mais je ne suis pas affolé puisqu'il est
là.
La confiance est une forme d’inconscience. Après, je saurai que chaque année des
enfants et aussi des adultes périssent dans ces courants. Je n’ai pas eu peur, mon
père m’a rejoint, on est revenus sans encombre sur le sable. On avait dérivé loin
des serviettes et de ma mère paniquée. Sauvés. Mon père a son petit sourire, il
nous console. Il y a bien assez d’eau salée dans l’océan, pourquoi le grossir de nos
larmes. Pour oublier nos frayeurs, Zoune préparera un «complet poisson » si
parfumé qu’on sucera jusqu’aux arêtes, on mangera des sorbets de chez le glacier
Judici, des sucres d’orge dont la pâte pend comme un long serpent paresseux au dessus
des tables de marbre du confiseur Tamisier. Dès le lendemain on se
retrouvera sur la plage de Pontaillac